NEUROSIS (usa) - Enemy Of The Sun (1993)
Label : Alternative Tentacles
Sortie du Scud : 17 août 1993
Pays : Etats-Unis
Genre : Post Metal
Type : Album
Playtime : 8 Titres - 71 Mins
Il fallait fêter ces six années au service de Metal-Impact d’une manière spéciale… Six ans pour six cents chroniques, l’anniversaire méritait un cadeau à la hauteur de l’événement. Et donc, dans la série, « Les incontournables des 90’s », je ne pouvais pas passer à côté d’un groupe qui m’accompagne depuis une vingtaine d’années, à qui je dois des heures de plaisir grâce à des albums hors norme et des concerts/performances à vous rompre les artères…
NEUROSIS…
Je m’en souviendrai toute ma vie… Nous étions chez Gibert Jeune, à Poitiers, avec un pote furieusement Hard-core… Arrivés devant le bac « soldes » (et il faut préciser qu’à l’époque, ça voulait vraiment dire quelque chose, des imports US à cinquante balles, des introuvables avec le coin poinçonné, le bonheur quoi…), celui-ci remarque ce trop fameux Souls At Zero, et l’achète, suivant les conseils du pote d’un ami d’un cousin qui lui a dit que c’était incontournable… Après copie sur cassette, je finis enfin par écouter l’album et là… LA révélation… Une musique incroyable, mélange d’Indus, de Hard-core, d’Ambient, des développements intelligents, une répétitivité hypnotique. En gros, un mélange inédit, captivant, jamais lassant… J’aurais aimé parler de cet album en cette occasion, mais malheureusement, l’ami Wong Li m’a coupé l’herbe sous le pied. Inutile de refaire un travail bien fait, alors je me concentrerai sur le quatrième album du collectif, l’énorme, le surpuissant Enemy Of The Sun qui m’aura déclenché bien des suées…
Petit point historique. Après deux albums d’Anarcho-Core dans la grande tradition anglaise (bien que le groupe soit typiquement américain), dont le fameux et bien énervé Pain Of Mind (hautement recommandable, 1987, Alchemy, réédition Alternative Tentacles), NEUROSIS change un beau jour son fusil d’épaule, et se concentre sur une musique, qui bien qu’étant tout aussi compacte, privilégie soudain les atmosphères pesantes et les longs passages instrumentaux traversés de samples bien sentis. Le premier choc viendra comme je l’ai précisé du séminal Souls At Zero, et deviendra exponentiel sur son successeur, le terrifiant Enemy Of The Sun. Le quintette mené par Scott Kelly et Steve Von Till s’adjoint les services d’un artiste graphiste, et offre ainsi à ses fans un spectacle total, dans la plus grande tradition des groupes psychédéliques de la fin des 60’s/début 70’s.
Si Souls At Zero gardait parfois un aspect « conventionnel » dans la structure de ses morceaux (« To Crawl Under One’s Skin », « The Web », « Flight »), Enemy Of The Sun lâche la bride et tombe dans ce qu’on a appelé Post-Metal la tête la première, casse tous les carcans, et propose des digressions novatrices que certains auront beaucoup de mal à suivre. Poussant à l’extrême des schémas déjà abordés sur le LP précédent, notamment sur des titres comme «Souls At Zero », « Stripped » ou l’apocalyptique « Takeahnase », NEUROSIS se concentre sur la douleur, les sonorités blanches, les percussions, et nous offre avec dix ans d’avance le B-A-BA du métal moderne et sans concessions.
Sur Enemy Of The Sun, le sextet explose toutes les limites. Un simple coup d’œil au track-listing suffit à comprendre que l’exosquelette des morceaux se développe bien au-delà du raisonnable. Les excroissances rythmiques deviennent incalculables, les longs plans sont étirés au maximum, et les vocaux s’intègrent en tant qu’instruments à part entière, en solo, duo ou bien trio, tout en donnant le sentiment d’émerger d’une seule poitrine (à l’exception de ceux de Dave Edwardson, toujours aussi inhumains et caverneux…).
A la limite, on pourrait concevoir Enemy Of The Sun comme une longue litanie. Une plainte venue de nulle part, alternant les cris de colère et de désespoir, les incantations de la dernière chance, les accélérations de discours imprévisibles. Ici, tout est fait pour surprendre, déstabiliser, pousser à la prise de conscience. NEUROSIS n’est pas un groupe que l’on écoute pour se rassurer ou se détendre, mais pour souffrir, voyager, et appréhender la dure réalité de la vie de façon différente, mais la prendre de plein fouet en tout cas.
Peu de pauses dans cet album. Voire pas du tout.
Mais nous ne sommes pas là pour ça.
Tout commence un peu comme sur Souls At Zero avec « Lost ». Une longue intro (tirée du film The Sheltering Sky, avec Debra Winger et John Malkovitch), s’étirant sur un tiers du morceau, durant laquelle le chant de Scott Kelly se veut faussement rassurant, mais authentiquement inquiétant. La basse de Dave, menaçante, dispense quelques notes régulières, se calquant à intervalles réguliers sur une grosse caisse faisant trembler les murs. Quelques irruptions soudaines d’un accord de guitare glissant accélèrent le propos, avant que le groupe ne s’installe entièrement et lâche le souffle brûlant sur nos oreilles. Encore plus intense, encore plus déchiré, encore plus tout, que n’importe quoi.
Entrée en matière douloureuse, « Lost » résume en presque dix minutes tout le propos passé et à venir. Avec des riffs allant à l’essentiel, un chant écorché comme celui d’un supplicié sur la roue, une rythmique écrasante (le mot « Heavy » devient alors un euphémisme navrant pour en décrire la pesanteur), et des loops tellement bien intégrés qu’on en vient à les croire palpables, NEUROSIS balaie d’un revers de manche dix années de musique extrême pour imposer son point de vue. Il ne suffit plus alors d’interpréter. Il faut habiter, se glisser dans le corps décharné de la victime. Terrible incarnation.
« Raze The Stray » affirme et souligne ce postulat. Mais propose au passage la plus effrayante transition de l’histoire de la musique. Car après une minute de chant féminin aux accents orientaux, teinté de nostalgie, tout en volutes disparates et hypnotiques, le groupe lance une énorme charge qui je le pense à du coûter un poumon et une partie de leur larynx à Scott et Steve. Rarement hurlement n’aura été aussi effrayant (les seuls équivalents que je puisse trouver sont les digressions hallucinées de la diva Diamanda Galas, ou les soubresauts épidermiques d’ABRUPTUM), et une fois de plus, l’ultra violence se termine dans la douceur, avec ces quelques arpèges de guitare et ces nappes de cordes doucereuses. Pour aussitôt revenir vers des sonorités sombres et désespérées. Car là est la véritable force de NEUROSIS. Alterner les ambiances jusqu’à l’overdose, souffler le chaud et le froid, substituer les coups aux caresses. Jamais de point de chute stable. L’équilibre aléatoire permanent, nous traitant comme ces pauvres patients qu’on enfermait dans des salles en trompe l’œil, sans repère possible. Un électrochoc ultime, qui fait bondir le cœur à intervalles réguliers.
L’intermède « Burning Flesh in Year of Pig » joue le même role que « Zero » l’année précédente. Un peu de calme, et un lien ténu vers la suite de l’expérience.
« Cold Ascending » et « Lexicon », peuvent être traités de concert. Ce sont les deux morceaux les plus courts de l’effort, mais aussi les moins inabordables. Ils prouvent que NEUROSIS est aussi capable de synthétiser les principes narratifs musicaux pour en sortir quelque chose de condensé, sans pour autant perdre de son sens et/ou de sa pertinence. Tout en restant partie intégrante d’un ensemble difficilement divisible.
« Enemy Of The Sun ». Peut être avec « Lost » le plus haut point de cette montagne. Etouffant, oppressant, pour le moins. « Harvest their return, carry my soul to the sun ». Ce vers me hantera jusqu’à la fin de ma vie, tant ses significations sont profondes et multiples. A chaque écoute, il résonne comme un leitmotiv, celui d’une vie passée à savoir pourquoi. Hymne tribal comme plus personne n’en fera, il imbrique un nombre incalculable d’inspirations au sein d’une même trame. Une fois de plus, Dave fait rouler ses cordes le long d’un fleuve au cours tumultueux et assure la cohésion de l’ensemble. Rarement un bassiste aura à ce point représenté la quintessence de son rôle. Véritable électrocardiogramme au tracé calqué sur un oscilloscope qui aurait tourné fou, Edwardson est le pivot de cet ensemble. Inamovible et irremplaçable.
« The Time Of The Beasts », plus pesant qu’un fils illégitime de CANDLEMASS et BLACK SABBATH, plombe le ciel déjà bien chargé, et prend des airs de procession funèbre à la tombée de la nuit. Un autre talent indéniable des américains est de réussir à imposer une ambiance homogène, tout en multipliant les arrangements sur fond d’interventions durables. Répétitif oui, mais varié. Redondant, mais intelligent. Ici, on ne s’impose pas de cadre par manque d’imagination, mais par souci de personnalisation. On implique l’auditeur, sans pour autant le prendre pour un idiot.
Et le fondu sur le final « Cleanse » n’en est que plus évident. Pour beaucoup, cet ultime morceau représente le néant, une façon oblique et lénifiante de clôturer un album de la pire des façons. De meubler pour cacher le vide. Il n’en est rien. Car Enemy Of The Sun, outre ses qualités intrinsèques évidentes, est aussi une formidable montée en puissance, une longue marche sur un chemin escarpé. Une marche vers la lumière. Or, les vingt minutes de cet épilogue n’en sont que la conclusion logique. Le rayonnement final. La compréhension.
Décomposé en deux parties, « Cleanse » offre sur son premier quart d’heure une accumulation de percussions tribales, et sur ses dix dernières minutes, un sample unique, répété à l’infini. On pourrait penser à certains travaux de THROBBING GRISTLE, voire de PSYCHIC TV, ou même au Two Virgins de Lennon/Ono. Le nom de John Cale pourrait même venir à l’esprit, pour la façon dont il utilisait la répétition et le silence au début de sa carrière. Pourtant, « Cleanse » fonctionne sur un autre niveau. La rythmique régulière peut se voir comme la métaphore dérisoire d’un battement cardiaque, tandis que la boucle nous évoque le cycle éternel de la vie, de la naissance à la mort, avec comme sublime interruption une existence aléatoire dont nous ne tirons pas les ficelles. Ce son lancinant et cathartique n’est rien de moins que l’écho de notre propre vacuité face à l’immensité de la vie, en tant que concept. A vous de l’accepter en tant que tel, ou bien de l’ignorer, si vous concevez votre passage sur terre comme une mission d’une réelle importance. Ce qu’elle n’est que bien trop rarement.
J’ai eu la chance de voir NEUROSIS en live sur cette tournée. Un concert unique, qui m’a emporté loin, très loin. J’en ai pris plein les yeux et les oreilles. Je sentais la pression de mon thorax, à deux doigts d’imploser sous les coups de boutoirs du groupe. Une expérience unique.
Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi NEUROSIS ne disposait que d’une base de fans réduite, aussi dévouée soit-elle. Ou plutôt si, j’ai eu peur de le comprendre. Sa musique demande un effort permanent pour être assimilée, tout du moins en partie. A compter que vous ne soyez pas hermétique à la vérité, aussi abstraite soit-elle.
Ainsi est la musique proposée depuis vingt ans par ces musiciens à part. C’est une concrétisation. Un voyage intérieur/extérieur. S’élever pour s’observer sous une perspective différente. Ne pas se contenter de ce que l’on voit, mais y ajouter ce que l’on ressent. Arracher ses démons. Traverser un boyau étroit, suffoquer pour mériter la délivrance de la lumière.
Ecouter NEUROSIS, c’est accepter de souffrir, pour savoir pourquoi on vit. Car rien n’est facile.
Ajouté : Lundi 26 Mars 2012 Chroniqueur : Mortne2001 Score : Lien en relation: Neurosis Website Hits: 15338
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